« Le beau est toujours bizarre… »

Si on accepte l’incongruité de cette phrase de Baudelaire, on définira (un peu) ce nouvel opus de Low. Voici donc l’atterrissage (trois ans après le très bon Ones and sixes) de cet objet non identifié venu d’un monde disparu « il y a longtemps, très longtemps, d’une galaxie lointaine, très lointaine ».
Double negative, son titre, reste tout aussi mystérieux (deux fois négatif, cela devient positif, à moins que…), tout comme la pochette, énigmatique (un bout de plastique qui a servi peut-être dans un processus de transmission du son, un bout de bande magnétique ou tout autre robot-lecteur de messages codés).
Le ton est donné d’emblée dès les premières secondes : le monde audible est ici un chaos, une planète en mutation où le langage et son alphabet sont quasi-indéchiffrables.
Décrire cet album est un casse-tête : on y trouve des mélodies d’une grande beauté, lunaires, solaires, rugueuses, parcourues de rythmes organiques, cardiaques, pulsatiles. On y entend des distorsions et des rudesses sonores apocalyptiques, des émanations lointaines, cosmiques, électroniques, vibrantes, celles d’un au-delà irreprésentable. Les voix (celle délicate et cristalline de Mimi Parker – si reconnaissable – et celle d’ Alan Sparhawk, élégante, profonde bien que d’un timbre assez aigu pour une voix masculine) nous arrivent comme en écho, exhumées d’un autre espace, d’un autre temps (une allusion au monde des esprits post-terrestres de l’Église mormone à laquelle appartiennent les deux artistes ? – mais laissons-là ce détail inutile, il y en a bien d’autres dans le show-business dont on ne rappelle pas systématiquement qu’ils appartiennent à une spiritualité ou à une autre… – revenons à l’essentiel).
Cet album, c’est de la science-fiction mise en sons : nappes, saturations, voix échappées du néant comme enregistrées par un peuple avant sa désintégration. Un album de fin du monde dont l’extrême langueur nous rappelle que Low fut estampillé « slowcore » il y a déjà pas mal de temps. En douze albums, on avait apprivoisé le goût de ces deux-là pour l’avant-garde, pour les sentiers personnels jalonnés d’étrangetés sonores, par ce tempo lent et contemplatif, voire introspectif. Cette nouvelle production dépasse tout (en gardant néanmoins l’essence et l’écriture, le style intense de Low), écrase tout ce qu’on peut entendre actuellement : c’est un album immense, magique, âpre et rugueux. Les arrangements et les mélodies sont d’une grande subtilité, les distorsions des voix d’une justesse rarement atteinte.
A la première écoute, on est brusqué par tant d’égratignures, de blessures infligées à l’harmonie, par ces boucles sonores mises à mal, ces notes maltraitées et ces rythmes boiteux, et ce, tout au long de l’album. Les chansons égrainent un chapelet de noirceurs stellaires tout en générant leur propre moteur comme un organisme indépendant, une boule d’énergie qui dévore tout sur son passage.
Si vous aimez être déroutés, allez-y ! Pour ceux qui ne connaissent pas encore Low, commencez par n’importe quel autre album, et gardez celui-ci pour la touche finale. Vous verrez la distance parcourue par ces deux artistes exceptionnels durant toute leur carrière.
Double négative se compose de 11 morceaux, tous plus étonnants les uns que les autres et se clôt par un triptyque grandiose (Poor sucker, Rome (Always in the dark) et Disarray). L’intensité enfle, gonfle dans une ascension répétitive, pop-hypnotique, chorale. On frôle le maniérisme : scansions rythmiques agrémentées d’effluves mélodiques et de sons engorgés qui éclatent dans un final aux allures d’expérimentation enfantine : qui n’a jamais créé le vertige en se bouchant, à un rythme très rapide et saccadé ses conduits auditifs pour goûter au vertige du monde sonore environnant? C’est donc par ces sensations stroboscopiques musicales que se termine l’album. La répétition itérative de ce courant vibratoire tel une énergie électrique (le + et le – du courant ‘normal’ alternatif) est ici le module de base d’un circuit fermé et schizophrène qui se répète: « – + – » (moins plus moins). Double négative. On en sort alors hébété… et on le réécoute (au casque, si possible).